SPECTACLES

logo les beaux esprits par William Della Rocca

JEAN-JACQUES

d’après les « Confessions » de Jean-Jacques Rousseau

adaptés et interprétés par William della Rocca

  entre le 8 février 2007 et le 17 décembre 2022

« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. »

Jean-Jacques Rousseau, premier livre des Confessions.

C’est au printemps 2006 que j’ai lu pour la première fois les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et que j’ai immédiatement formé le projet de les porter à la scène.

J’ai voulu que chacun des douze livres qui composent cet ouvrage fasse l’objet d’un spectacle, et c’est le 8 février 2007 que j’ai créé le premier.

De 2007 à 2012, au rythme de deux spectacles par an, j’ai construit un feuilleton théâtral en douze épisodes qui mis bout à bout forment un spectacle d’une durée totale d’environ vingt-quatre heures.

La forme que j’ai choisie est simple, modeste, et le ton, celui de la confidence. Le plus approprié, me semble-t-il, à traduire l’intimité que l’auteur veut créer avec son lecteur. 

Pour donner à chaque représentation une durée raisonnable (deux heures maximum), des coupures ont été effectuées dans le texte original de chacun des douze livres, mais sans que cela nuise à la cohérence du propos.

J’ai voulu, de plus, que ce spectacle puisse être représenté partout, à la condition toutefois qu’il y règne le silence qui est nécessaire à une telle entreprise. Il a été conçu initialement pour de petits auditoires (30 personnes environ) mais je l’ai aussi joué dans un théâtre de 200 places, à Genève, et sur une scène beaucoup plus vaste que les petits espaces dans lesquels je me produis habituellement, et cette expérience s’est avérée extrêmement concluante. Le micro sans fil dont je disposais se prête admirablement à ce genre d’exercice et m’a permis une qualité d’interprétation que j’aurais difficilement atteinte si j’avais dû « porter la voix » jusqu’au fond de la salle.

Mes seuls accessoires sont un cahier, un lutrin et une chaise. 

Il me paraît important de préciser enfin qu’il ne s’agit nullement d’une « lecture » mais bien d’un texte incarné et interprété, comme si Jean-Jacques revenait aujourd’hui nous raconter sa vie.

Depuis le 8 février 2007, date où fut créé le premier épisode de Jean-Jacques, 408 représentations, tous épisodes confondus, ainsi que 24 lectures de textes de ou sur Jean-Jacques Rousseau, ont eu lieu dans une trentaine de salons parisiens, franciliens et provinciaux, ainsi qu’à la Maison de Balzac, dans la crypte du Panthéon et la Salle des Médailles du lycée Henri IV.

Ce spectacle a également été représenté au Château de Ferney-Voltaire, au Musée-Hôtel Le Vergeur à Reims, dans les médiathèques d’Ambérieu-en-Bugey (Ain), de Lucinges (Haute-Savoie), du Point du jour à Lyon, et de Valence. Le Musée des Beaux-Arts de Tours a, quant à lui, accueilli chaque automne, entre 2007 et 2012, les deux épisodes créés dans l’année, grâce à l’aide de l’Association des Amis de la Bibliothèque et du Musée.

L’intégralité des douze épisodes a aussi été présentée à Genève, au Théâtre Pitoëff et à la Maison de Rousseau et de la Littérature, au printemps et à l’automne 2012, et le douzième épisode, à l’hôtel d’Ivernois de Môtiers, dans le Val-de-Travers, sur les lieux-mêmes où se déroule la majeure partie du dernier livre des Confessions.

Ces seize années avec Jean-Jacques m’ont notamment permis de comprendre que ce qui me passionne et me bouleverse dans le métier d’acteur est ce moment magnifique de « communion », dans le meilleur des cas, avec celles et ceux qui viennent au spectacle écouter un être humain leur parler.

Mon histoire avec Rousseau est bien loin d’être terminée. Je crois même pouvoir déjà affirmer qu’elle ne s’achèvera qu’avec moi.

Ce qui passionne, émeut, subjugue chez Jean-Jacques,

c’est moins peut-être le mécanisme de son cerveau que cette mélodie absolument miraculeuse qu’il compose avec des mots.

Mots qui jamais n’ont l’air d’avoir été choisis.

Mots qui ne semblent pas avoir d’équivalents.

Il y a des heures où l’on préfère à tout Jean-Jacques.

Comme il y a des minutes où rien n’est plus délectable au monde qu’un peu d’eau vive

prise à sa source et qu’on porte à ses lèvres au creux de ses mains jointes.

Sacha Guitry

Au risque de paraître pompeux, mon désir de porter les Confessions à la scène fut un geste politique : celui d’affirmer, et de prouver, grâce à un petit spectacle sans moyens, qu’il existe une alternative au bourrage de crâne dont nous sommes victimes quotidiennement. Je pense en effet, et je ne suis pas le seul, que le théâtre a un bel avenir devant lui, car il sera peut-être bientôt le seul lieu où nous pourrons échapper à la virtualité qui envahit notre monde un peu plus chaque jour. 

C’est la passion de l’humain, et de tous ses mécanismes, qui m’a amené à choisir d’être acteur, ainsi que l’amour des grands textes. Avec Rousseau je suis comblé sur ces deux plans. Notre rencontre, et je pèse mes mots, fut comme un « appel » pour moi. Dès la première lecture j’ai ressenti pour lui une empathie extrême, et qui n’a fait qu’augmenter au fil du temps. Je ne savais à peu près rien de cet homme avant de le lire, et ce fut ma chance. J’ai abordé ses écrits sans aucun préjugé – contrairement à ceux qui le condamnent sans le connaître vraiment – et j’ai pu ainsi découvrir, non seulement son style absolument admirable, mais aussi l’incroyable profondeur de son analyse de soi et des événements qui l’ont fait ce qu’il est, ainsi que, malgré la réputation de plainte ambulante qu’il traîne depuis plus de deux siècles, l’incroyable humour dont il fait preuve vis-à-vis de lui-même.

Jean-Jacques provoque par un discours totalement contraire au politiquement correct, et qui peut s’avérer si vertigineux qu’il exaspère tous ceux qui n’aiment pas qu’on dérange le « bon ordre ». Mais à vrai dire, faisant fi de la subtilité de sa pensée, ces personnes ne cherchent en fait que de bonnes raisons, croient-elles, pour n’avoir pas à le lire.

Je préfère être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés.

Jean-Jacques Rousseau 

**********

 J’ai pu grâce à ce projet hors-normes définir ce qu’est la méthode de travail, ce que sont les moyens, de l’interprète que je suis : elle commence par l’empathie que j’éprouve inévitablement pour le personnage ou l’homme que je vais incarner, et mon engagement à le défendre envers et contre tout, sans toutefois m’identifier à lui au-delà du moment de la représentation (je suis son allié mais ça s’arrête là). Elle se construit ensuite sur la capacité que j’ai de m’abandonner, de faire confiance, à la force de l’écriture et des mots (pas de psychologie, pas d’intellectualisme, le sentiment, terme cher à Rousseau, que le texte génère en moi et l’intuition que j’en ai me guident dans mon travail de préparation). Enfin, chaque auteur ayant sa propre musique, et Rousseau tout particulièrement, qui était musicien dans l’âme, il me faut donc faire mienne cette musique, m’en imbiber, à force de répétitions, et l’exécuter, comme le ferait un chanteur, lors de la représentation. Se produit alors en moi, dans le meilleur des cas, un état paradoxal de présence et d’absence, de contrôle et de lâcher-prise – d’abandon – qui permet à la force du texte de manifester son auteur à travers moi. Quand mes spectateurs « jouent le jeu » avec moi, le « miracle du théâtre » peut avoir lieu, et c’est vraiment Jean-Jacques qui leur parle par mon truchement. 

Rilke a dit dans ses Lettres à un jeune poète qu’il ne faut pas écrire lorsqu’on n’en a pas l’absolue nécessité. La force immense des Confessions vient très certainement de cette nécessité extrême dans laquelle Rousseau les a écrites. C’est pourquoi, même lorsque j’ai affaire à des audiences peu enclines à jouer avec moi, et qui ne me donnent rien d’autre qu’une écoute polie, la force de ce texte s’impose tout de même. J’ai certes beaucoup travaillé pour cela mais je continue à croire, sans fausse modestie, que cet écrit a un pouvoir immense, de par la nécessité, encore une fois, par laquelle il a jailli.

Pourquoi consacrer six ans de sa vie à un tel projet, et sans aucune garantie de succès ? Parce que je n’envisage ce métier que de la sorte, et que je ne saurais sans doute pas le faire autrement. Les gens qui prennent toujours tout au premier degré me jugeront peut-être prétentieux mais j’envisage mon travail comme la construction d’une cathédrale. C’est le projet d’une vie. Cela demande donc beaucoup de temps, et de savoir vivre à un autre rythme que la majeure partie de mes semblables. De ne pas céder au culte de la vitesse, de croire aux bienfaits de la lenteur et de la patience, de ne pas avoir peur de traverser les grandes forêts du doute, d’aller où presque personne ne va, de parler bas quand tout le monde gueule, de ne pas se préoccuper de célébrité mais uniquement de faire son métier le mieux possible, sans tapage et sans se soucier de ce que font les autres, de croire que la vie est un processus ascensionnel et pas le contraire, que le temps est mon ami et que tout finira par s’ouvrir, que la vieillesse est ce qui peut arriver de mieux à un acteur. Pour la beauté du geste enfin et tant pis si peu de personnes en profitent, elles ne trouveront ces instants que plus précieux encore. Je souhaite à tous les acteurs de recevoir des lettres telles que celles que j’ai reçues des spectateurs de Jean-Jacques.

Je les rencontre toujours, les spectateurs, après la représentation. Cela contribue beaucoup à la richesse et à la réussite de ces soirées. Certains m’ont confié qu’elles étaient un baume pour leur coeur et je vois, là, toute la grandeur de ce métier que j’aime par dessus tout. On dénigre beaucoup trop les acteurs dans notre société. Ils sont pour moi aussi essentiels que tous les corps de métier indispensables à notre bien-être.

Pour conclure, et en sourire, je veux aussi dire un mot de ces personnes, moins nombreuses, qui viennent me voir en se demandant comment je peux comprendre aussi bien Rousseau sans avoir fait d’études universitaires ; de celles, qui l’ont lu, et qui sont très étonnées d’y découvrir l’humour, dont je parle plus haut, et qui leur avait totalement échappé à la lecture. Il y a aussi celles qui proclament que Rousseau était évidemment paranoïaque puisque « Lacan l’a dit », et qui l’écoutent donc à travers ce filtre déformant sans plus rien entendre de ce qu’il dit, et, enfin, cette épineuse question, qui revient sans cesse, de l’abandon de ses enfants, dont je ne dirai rien car Jean-Jacques s’en explique fort bien lui-même dans ses Confessions, et à moins qu’on ait décidé comme certains – je me demande bien pourquoi – qu’il se moque de nous, on ne peut alors que se taire et le plaindre sincèrement.

Les ouvrages d’Henri Guillemin, grand érudit, et passionné des Lettres françaises et de Rousseau, dont il prend admirablement la défense par des arguments indiscutables, me consolent de tous ces jugements à l’emporte-pièce, et je lui en sais gré. 

Inspirations…

Etre sa parole et tenir ses engagements…

Jean Vilar affirmait qu’un homme de théâtre qui dit qu’il va monter un spectacle doit absolument le faire, jusqu’au bout. Sinon il ne rend service ni à soi-même ni au théâtre.

Jouer à être un(e) autre…

Un vieux paysan a perdu une de ses vaches ; il finit pourtant par la retrouver et, comme on lui demande comment il a bien pu faire, il répond : Eh bien, je me suis simplement demandé où j’irais si j’étais une vache… j’y suis allé et elle y était.

William della Rocca